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je veux dire la force en vertu de laquelle l’ouvrière, par exemple, exécute le travail auquel elle est prédestinée par sa structure — ne peut différer radicalement de la cause, quelle qu’elle soit, en vertu de laquelle chaque tissu, chaque cellule d’un corps vivant fonctionne pour le plus grand bien de l’ensemble. Pas plus dans un cas que dans l’autre, d’ailleurs, il n’y a proprement obligation ; il y aurait plutôt nécessité. Mais cette nécessité, nous l’apercevons précisément par transparence, non pas réelle, sans doute, mais virtuelle, au fond de l’obligation morale. Un être ne se sent obligé que s’il est libre, et chaque obligation, prise à part, implique la liberté. Mais il est nécessaire qu’il y ait des obligations ; et plus nous descendons de ces obligations particulières, qui sont au sommet, vers l’obligation en général, ou, comme nous disions, vers le tout de l’obligation qui est à la base, plus l’obligation nous apparaît comme la forme même que la nécessité prend dans le domaine de la vie quand elle exige, pour réaliser certaines fins, l’intelligence, le choix, et par conséquent la liberté.

On alléguera de nouveau qu’il s’agit alors de sociétés humaines très simples, primitives ou tout au moins élémentaires. Sans aucun doute ; mais, comme nous aurons occasion de le dire plus loin, le civilisé diffère surtout du primitif par la masse énorme de connaissances et d’habitudes qu’il a puisées, depuis le premier éveil de sa conscience, dans le milieu social où elles se conservaient. Le naturel est en grande partie recouvert par l’acquis ; mais il persiste, à peu près immuable, à travers les siècles : habitudes et connaissances sont loin d’imprégner l’organisme et de se transmettre héréditairement, comme on se l’était imaginé. Il est vrai que nous pourrions tenir ce naturel pour négligeable, dans notre analyse de l’obliga-