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n’étaient en quelque sorte lestées de variabilité et d’intelligence. C’est un instinct virtuel, comme celui qui est derrière l’habitude de parler. La morale d’une société humaine est en effet comparable à son langage. Il est à remarquer que si les fourmis échangent des signes, comme cela paraît probable, le signe leur est fourni par l’instinct même qui les fait communiquer ensemble. Au contraire, une langue est un produit de l’usage. Rien, ni dans le vocabulaire ni même dans la syntaxe, ne vient de la nature. Mais il est naturel de parler, et les signes invariables, d’origine naturelle, qui servent probablement dans une société d’insectes représentent ce qu’eût été notre langage si la nature, en nous octroyant la faculté de parler, n’y eût joint cette fonction fabricatrice et utilisatrice de l’outil, inventive par conséquent, qu’est l’intelligence. Reportons-nous sans cesse à ce qu’eût été l’obligation si la société humaine avait été instinctive au lieu d’être intelligente : nous n’expliquerons ainsi aucune obligation en particulier, nous donnerons même de l’obligation en général une idée qui serait fausse si l’on s’en tenait à elle ; et pourtant à cette société instinctive on devra penser, comme à un pendant de la société intelligente, si l’on ne veut pas s’engager sans fil conducteur dans la recherche des fondements de la morale.

De ce point de vue, l’obligation perd son caractère spécifique. Elle se rattache aux phénomènes les plus généraux de la vie. Quand les éléments qui composent un organisme se plient à une discipline rigoureuse, peut-on dire qu’ils se sentent obligés et qu’ils obéissent à un instinct social ? Évidemment non ; mais si cet organisme est à peine une société, la ruche et la fourmilière sont de véritables organismes, dont les éléments sont unis entre eux par d’invisibles liens ; et l’instinct social de la fourmi —