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ni de l’emprisonnement ni de l’exil ; elle ne connaît que la condamnation à mort. Qu’on nous permette d’évoquer un souvenir. Il nous est arrivé de voir de nobles étrangers, venus de loin mais vêtus comme nous, parlant français comme nous, se promener, affables et aimables, au milieu de nous. Peu de temps après nous apprenions par un journal que, rentrés dans leur pays et affiliés à des partis différents, l’un des deux avait fait pendre l’autre. Avec tout l’appareil de la justice. Simplement pour se débarrasser d’un adversaire gênant. Au récit était jointe la photographie du gibet. Le correct homme du monde, à moitié nu, se balançait aux yeux de la foule. Vision d’horreur ! On était entre « civilisés », mais l’instinct politique originel avait fait sauter la civilisation pour laisser passer la nature. Des hommes qui se croiraient tenus de proportionner le châtiment à l’offense, s’ils avaient affaire à un coupable, vont tout de suite jusqu’à la mise à mort de l’innocent quand la politique a parlé. Telles, les abeilles ouvrières poignardent les mâles quand elles jugent que la ruche n’a plus besoin d’eux.

Mais laissons de côté le tempérament du « chef », et considérons les sentiments respectifs des dirigeants et des dirigés. Ces sentiments seront plus nets là où la ligne de démarcation sera plus visible, dans une société déjà grande mais qui se sera agrandie sans modification radicale de la « société naturelle ». La classe dirigeante, dans laquelle nous comprendrons le roi s’il y a un roi, peut s’être recrutée en cours de route par des méthodes différentes ; mais toujours elle se croit d’une race supérieure. Cela n’a rien d’étonnant. Ce qui le serait pour nous davantage, si nous n’étions avertis du dimorphisme de l’homme social, c’est que le peuple lui-même soit convaincu de cette supériorité innée. Sans doute l’oli-