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en détail, comme il arriverait s’il s’agissait de contracter des habitudes, mais d’un seul coup, de façon kaléidoscopique, ainsi qu’il doit résulter d’un dimorphisme naturel, tout à fait comparable à celui de l’embryon qui a le choix entre les deux sexes. C’est de quoi nous avons la vision nette en temps de révolution. Des citoyens modestes, humbles et obéissants jusqu’alors, se réveillent un matin avec la prétention d’être des conducteurs d’hommes. Le kaléidoscope, qui avait été maintenu fixe, a tourné d’un cran, et il y a eu métamorphose. Le résultat est quelquefois bon : de grands hommes d’action se sont révélés, qui eux-mêmes ne se connaissaient pas. Mais il est généralement fâcheux. Chez des êtres honnêtes et doux surgit tout à coup une personnalité d’en bas, féroce, qui est celle d’un chef manqué. Et ici apparaît un trait caractéristique de l’« animal politique » qu’est l’homme.

Nous n’irons pas en effet jusqu’à dire qu’un des attributs du chef endormi au fond de nous soit la férocité. Mais il est certain que la nature, massacreuse des individus en même temps que génératrice des espèces, a dû vouloir le chef impitoyable si elle a prévu des chefs. L’histoire tout entière en témoigne. Des hécatombes inouïes, précédées des pires supplices, ont été ordonnées avec un parfait sang-froid par des hommes qui nous en ont eux-mêmes légué le récit, gravé sur la pierre. On dira que ces choses se passaient dans des temps très anciens. Mais si la forme a changé, si le christianisme a mis fin à certains crimes ou tout au moins obtenu qu’on ne s’en vantât pas, le meurtre est trop souvent resté la ratio ultima, quand ce n’est pas prima, de la politique. Monstruosité, sans doute, mais dont la nature est responsable autant que l’homme. La nature ne dispose en effet