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Ces problèmes, est-ce l’expérience mystique qui les résout ? On voit bien les objections qu’elle soulève. Nous avons écarté celles qui consistent à faire de tout mystique un déséquilibré, de tout mysticisme un état pathologique. Les grands mystiques, qui sont les seuls dont nous nous occupions, ont généralement été des hommes ou des femmes d’action, d’un bon sens supérieur : peu importe qu’ils aient eu pour imitateurs des déséquilibrés, ou que tel d’entre eux se soit ressenti, à certains moments, d’une tension extrême et prolongée de l’intelligence et de la volonté ; beaucoup d’hommes de génie ont été dans le même cas. Mais il y a une autre série d’objections, dont il est impossible de ne pas tenir compte. On allègue en effet que l’expérience de ces grands mystiques est individuelle et exceptionnelle, qu’elle ne peut pas être contrôlée par le commun des hommes, qu’elle n’est pas comparable par conséquent à l’expérience scientifique et ne saurait résoudre des problèmes. — Il y aurait beaucoup à dire sur ce point. D’abord, il s’en faut qu’une expérience scientifique, ou plus généralement une observation enregistrée par la science, soit toujours susceptible de répétition ou de contrôle. Au temps où l’Afrique centrale était terra incognita, la géographie s’en remettait au récit d’un explorateur unique si celui-ci offrait des garanties suffisantes d’honnêteté et de compétence. Le tracé des voyages de Livingstone a longtemps figuré sur les cartes de nos atlas. On répondra que la vérification était possible en droit, sinon en fait, que d’autres voyageurs étaient libres d’y aller voir, que d’ailleurs la carte dressée sur les indications d’un voyageur unique était provisoire et attendait que des explorations ultérieures la rendissent définitive. Je l’accorde ; mais le mystique, lui aussi, a fait un voyage que d’autres