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plus loin, que l’extase intéresse bien la faculté de voir et de s’émouvoir, mais qu’il y a aussi le vouloir, et qu’il faudrait le replacer lui-même en Dieu. Quand ce sentiment a grandi au point d’occuper toute la place, l’extase est tombée, l’âme se retrouve seule et parfois se désole. Habituée pour un temps à l’éblouissante lumière, elle ne distingue plus rien dans l’ombre. Elle ne se rend pas compte du travail profond qui s’accomplit obscurément en elle. Elle sent qu’elle a beaucoup perdu ; elle ne sait pas encore que c’est pour tout gagner. Telle est la « nuit obscure » dont les grands mystiques ont parlé, et qui est peut-être ce qu’il y a de plus significatif, en tout cas de plus instructif, dans le mysticisme chrétien. La phase définitive, caractéristique du grand mysticisme, se prépare. Analyser cette préparation finale est impossible, les mystiques eux-mêmes en ayant à peine entrevu le mécanisme. Bornons-nous à dire qu’une machine d’un acier formidablement résistant, construite en vue d’un effort extraordinaire, se trouverait sans doute dans un état analogue si elle prenait conscience d’elle-même au moment du montage. Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves, certaines étant rejetées et remplacées par d’autres, elle aurait le sentiment d’un manque çà et là, et d’une douleur partout. Mais cette peine toute superficielle n’aurait qu’à s’approfondir pour venir se perdre dans l’attente et l’espoir d’un instrument merveilleux. L’âme mystique veut être cet instrument. Elle élimine de sa substance tout ce qui n’est pas assez pur, assez résistant et souple, pour que Dieu l’utilise. Déjà elle sentait Dieu présent, déjà elle croyait l’apercevoir dans des visions symboliques, déjà même elle s’unissait à lui dans l’extase ; mais rien de tout cela n’était durable parce que tout cela n’était que contemplation : l’action ramenait l’âme