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se manifeste par le goût de l’action, la faculté de s’adapter et de se réadapter aux circonstances, la fermeté jointe à la souplesse, le discernement prophétique du possible et de l’impossible, un esprit de simplicité qui triomphe des complications, enfin un bon sens supérieur. N’est-ce pas précisément ce qu’on trouve chez les mystiques dont nous parlons ? Et ne pourraient-ils pas servir à la définition même de la robustesse intellectuelle ?

Si l’on en a jugé autrement, c’est à cause des états anormaux qui préludent souvent chez eux à la transformation définitive. Ils parlent de leurs visions, de leurs extases, de leurs ravissements. Ce sont là des phénomènes qui se produisent aussi bien chez des malades, et qui sont constitutifs de leur maladie. Un important ouvrage a paru récemment sur l’extase envisagée comme une manifestation psychasténique [1]. Mais il y a des états morbides qui sont des imitations d’états sains : ceux-ci n’en sont pas moins sains, et les autres morbides. Un fou se croira empereur ; à ses gestes, à ses paroles et à ses actes il donnera une allure systématiquement napoléonienne, et ce sera justement sa folie : en rejaillira-t-il quelque chose sur Napoléon ? On pourra aussi bien parodier le mysticisme, et il y aura une folie mystique : suivra-t-il de là que le mysticisme soit folie ? Toutefois il est incontestable qu’extases, visions, ravissements sont des états anormaux, et qu’il est difficile de distinguer entre l’anormal et le morbide. Telle a d’ailleurs été l’opinion des grands mystiques eux-mêmes. Ils ont été les premiers à mettre leurs disciples en garde contre les visions qui pouvaient être purement hallucinatoires. Et à leurs propres visions, quand ils en avaient, ils n’ont généralement attaché

  1. Janet, Pierre, De l’angoisse à l’extase.