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chie. Tel est l’état de l’individu dans ces sociétés d’insectes dont l’organisation est savante, mais l’automatisme complet. L’effort créateur ne passa avec succès que sur la ligne d’évolution qui aboutit à l’homme. En traversant la matière, la conscience prit cette fois, comme dans un moule, la forme de l’intelligence fabricatrice. Et l’invention, qui porte en elle la réflexion, s’épanouit en liberté.

Mais l’intelligence n’était pas sans danger. Jusque-là, tous les vivants avaient bu avidement à la coupe de la vie. Ils savouraient le miel que la nature avait mis sur le bord ; ils avalaient le reste par surcroît, sans l’avoir vu. L’intelligence, elle, regardait jusqu’en bas. Car l’être intelligent ne vivait plus seulement dans le présent ; il n’y a pas de réflexion sans prévision, pas de prévision sans inquiétude, pas d’inquiétude sans un relâchement momentané de l’attachement à la vie. Surtout, il n’y a pas d’humanité sans société, et la société demande à l’individu un désintéressement que l’insecte, dans son automatisme, pousse jusqu’à l’oubli complet de soi. Il ne faut pas compter sur la réflexion pour soutenir ce désintéressement. L’intelligence, à moins d’être celle d’un subtil philosophe utilitaire, conseillerait plutôt l’égoïsme. Par deux côtés, donc, elle appelait un contrepoids. Ou plutôt elle en était déjà munie, car la nature, encore une fois, ne fait pas les êtres de pièces et de morceaux : ce qui est multiple dans sa manifestation peut être simple dans sa genèse. Une espèce qui surgit apporte avec elle, dans l’indivisibilité de l’acte qui la pose, tout le détail de ce qui la rend viable. L’arrêt même de l’élan créateur qui s’est traduit par l’apparition de notre espèce a donné avec l’intelligence humaine, à l’intérieur de l’intelligence humaine, la fonction fabulatrice qui élabore les religions. Tel est donc le rôle, telle est la signification de la religion que nous