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avec elle, ni avec ce qu’il porte d’elle en lui-même.

Il faut cette rupture violente pour que se révèle clairement l’adhérence de l’individu à la société. En temps ordinaire, nous nous conformons à nos obligations plutôt que nous ne pensons à elles. S’il fallait chaque fois en évoquer l’idée, énoncer la formule, il serait beaucoup plus fatigant de faire son devoir. Mais l’habitude suffit, et nous n’avons le plus souvent qu’à nous laisser aller pour donner à la société ce qu’elle attend de nous. Elle a d’ailleurs singulièrement facilité les choses en intercalant des intermédiaires entre nous et elle : nous avons une famille, nous exerçons un métier ou une profession ; nous appartenons à notre commune, à notre arrondissement, à notre département ; et, là où l’insertion du groupe dans la société est parfaite, il nous suffit, à la rigueur, de remplir nos obligations vis-à-vis du groupe pour être quittes envers la société. Elle occupe la périphérie ; l’individu est au centre. Du centre à la périphérie sont disposés, comme autant de cercles concentriques de plus en plus larges, les divers groupements auxquels l’individu appartient. De la périphérie au centre, à mesure que le cercle se rétrécit, les obligations s’ajoutent aux obligations et l’individu se trouve finalement devant leur ensemble. L’obligation grossit ainsi en avançant ; mais, plus compliquée, elle est moins abstraite, et elle est d’autant mieux acceptée. Devenue pleinement concrète, elle coïncide avec une tendance, si habituelle que nous la trouvons naturelle, à jouer dans la société le rôle que nous y assigne notre place. Tant que nous nous abandonnons à cette tendance, nous la sentons à peine. Elle ne se révèle impérieuse, comme toute habitude profonde, que si nous nous écartons d’elle.

C’est la société qui trace à l’individu le programme de