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se sentait spécialement chez elle à Éleusis, Athéné sur l’Acropole, Artémis en Arcadie. Souvent aussi protecteurs et protégés avaient partie liée ; les dieux de la cité bénéficiaient de son agrandissement. La guerre devenait une lutte entre divinités rivales. Celles-ci pouvaient d’ailleurs se réconcilier, les dieux du peuple subjugué entrant alors dans le panthéon du vainqueur. Mais la vérité est que la cité ou l’empire, d’une part, ses dieux tutélaires de l’autre, formaient un consortium vague dont le caractère a dû varier indéfiniment.

Toutefois c’est pour notre commodité que nous définissons et classons ainsi les dieux de la fable. Aucune loi n’a présidé à leur naissance, non plus qu’à leur développement ; l’humanité a laissé ici libre jeu à son instinct de fabulation. Cet instinct ne va pas très loin, sans doute, quand on le laisse à lui-même, mais il progresse indéfiniment si l’on se plaît à l’exercer. Grande est la différence, à cet égard, entre les mythologies des différents peuples. L’antiquité classique nous offre un exemple de cette opposition : la mythologie romaine est pauvre, celle des Grecs est surabondante. Les dieux de l’ancienne Rome coïncident avec la fonction dont ils sont investis et s’y trouvent, en quelque sorte, immobilisés. C’est à peine s’ils ont un corps, je veux dire une figure imaginable. C’est à peine s’ils sont des dieux. Au contraire, chaque dieu de la Grèce antique a sa physionomie, son caractère, son histoire. Il va et vient, il agit en dehors de l’exercice de ses fonctions. On raconte ses aventures, on décrit son intervention dans nos affaires. Il se prête à toutes les fantaisies de l’artiste et du poète. Ce serait, plus précisément, un personnage de roman, s’il n’avait une puissance supérieure à celle des hommes et le privilège