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un et dans l’autre cas ; il en résulte que notre perception saisit les traits individuels dans le premier, tandis qu’elle les laisse presque toujours échapper dans le second. Un animal a donc beau être du concret et de l’individuel, il apparaît essentiellement comme une qualité, essentiellement aussi comme un genre. De ces deux apparences, la première, comme nous venons de le voir, explique en grande partie le culte des animaux. La seconde ferait comprendre dans une certaine mesure, croyons-nous, cette chose singulière qu’est le totémisme. Nous n’avons pas à l’étudier ici ; nous ne pouvons cependant nous dispenser d’en dire un mot, car si le totémisme n’est pas de la zoolâtrie, il implique néanmoins que l’homme traite une espèce animale, ou même végétale, parfois un simple objet inanimé, avec une déférence qui n’est pas sans ressembler à de la religion. Prenons le cas le plus fréquent : il s’agit d’un animal, le rat ou le kangourou, par exemple, qui sert de « totem », c’est-à-dire de patron, à tout un clan. Ce qu’il y a de plus frappant, c’est que les membres du clan déclarent ne faire qu’un avec lui ; ils sont des rats, ils sont des kangourous. Reste à savoir, il est vrai, dans quel sens ils le disent. Conclure tout de suite à une logique spéciale, propre au « primitif » et affranchie du principe de contradiction, serait aller un peu vite en besogne. Notre verbe être a des significations que nous avons de la peine à définir, tout civilisés que nous sommes : comment reconstituer le sens que le primitif donne dans tel ou tel cas à un mot analogue, même quand il nous fournit des explications ? Ces explications n’auraient quelque précision que s’il était philosophe, et il faudrait alors connaître toutes les subtilités de sa langue pour les comprendre. Songeons au jugement qu’il porterait de son côté sur nous, sur nos facultés d’observation et de raisonnement,