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abstraite, je veux dire extraite des choses par un effort intellectuel, la représentation de l’acte et de sa continuation. C’est une donnée immédiate des sens. Notre philosophie et notre langage posent la substance d’abord, l’entourent d’attributs, et en font alors sortir des actes comme des émanations. Mais nous ne saurions trop le répéter : il arrive à l’action de s’offrir d’abord et de se suffire à elle-même, surtout dans les cas où elle intéresse particulièrement l’homme. Tel est l’acte de nous verser à boire : on peut le localiser dans une chose, puis dans une personne ; mais il a son existence propre, indépendante ; et s’il se continue indéfiniment, sa persistance même l’érigera en esprit animateur de la source où l’on boit, tandis que la source, isolée de la fonction qu’elle accomplit, passera d’autant plus complètement à l’état de simple chose. Il est vrai que les âmes des morts viennent tout naturellement rejoindre les esprits : détachées de leur corps, elles n’ont pas tout à fait renoncé à leur personnalité. En se mêlant aux esprits, elles déteignent nécessairement sur eux et les préparent, par les nuances dont elles les colorent, à devenir des personnes. Ainsi, par des voies différentes mais convergentes, les esprits s’achemineront à la personnalité complète. Mais, sous la forme élémentaire qu’ils avaient d’abord, ils répondent à un besoin si naturel qu’il ne faut pas s’étonner si la croyance aux esprits se retrouve au fond de toutes les anciennes religions. Nous parlions du rôle qu’elle joua chez les Grecs : après avoir été leur religion primitive, autant qu’on en peut juger par la civilisation mycénienne, elle resta religion populaire. Ce fut le fond de la religion romaine, même après que la plus large place eût été faite aux grandes divinités importées de Grèce et d’ailleurs : le lar familiaris, qui était l’esprit de