Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/197

Cette page n’a pas encore été corrigée

par des vues théoriques, quelles qu’elles fussent. Nous ne cesserons de le répéter : avant de philosopher, il faut vivre ; c’est d’une nécessité vitale qu’ont dû sortir les dispositions et les convictions originelles. Rattacher la religion à un système d’idées, à une logique ou à une « prélogique », c’est faire de nos plus lointains ancêtres des intellectuels, et des intellectuels comme il devrait y en avoir davantage parmi nous, car nous voyons les plus belles théories fléchir devant la passion et l’intérêt et ne compter qu’aux heures où l’on spécule, tandis qu’aux anciennes religions était suspendue la vie entière. La vérité est que la religion, étant coextensive à notre espèce, doit tenir à notre structure. Nous venons de la rattacher à une expérience fondamentale ; mais cette expérience elle-même, on la pressentirait avant de l’avoir faite, en tout cas on se l’explique fort bien après l’avoir eue ; il suffit pour cela de replacer l’homme dans l’ensemble des vivants, et la psychologie dans la biologie. Considérons, en effet, un animal autre que l’homme. Il use de tout ce qui peut le servir. Croit-il précisément que le monde soit fait pour lui ? Non, sans doute, car il ne se représente pas le monde, et n’a d’ailleurs aucune envie de spéculer. Mais comme il ne voit, en tout cas ne regarde, que ce qui peut satisfaire ses besoins, comme les choses n’existent pour lui que dans la mesure où il usera d’elles, il se comporte évidemment comme si tout était combiné dans la nature en vue de son bien et dans l’intérêt de son espèce. Telle est sa conviction vécue ; elle le soutient, elle se confond d’ailleurs avec son effort pour vivre. Faites maintenant surgir la réflexion : cette conviction s’évanouira ; l’homme va se percevoir et se penser comme un point dans l’immensité de l’univers. Il se sentirait perdu, si l’effort pour vivre