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virtuel de l’utiliser. Il est vrai qu’il y a loin ici du virtuel à l’actuel. Tout progrès effectif, dans le domaine de la connaissance comme dans celui de l’action, a exigé l’effort persévérant d’un ou de plusieurs hommes supérieurs. Ce fut chaque fois une création, que la nature avait sans doute rendue possible en nous octroyant une intelligence dont la forme dépasse la matière, mais qui allait pour ainsi dire au delà de ce que la nature avait voulu. L’organisation de l’homme semblait en effet le prédestiner à une vie plus modeste. Sa résistance instinctive aux innovations en est la preuve. L’inertie de l’humanité n’a jamais cédé qu’à la poussée du génie. Bref, la science exige un double effort, celui de quelques hommes pour trouver du nouveau, celui de tous les autres hommes pour adopter et s’adapter. Une société peut être dite civilisée dès qu’on y trouve à la fois ces initiatives et cette docilité. La seconde condition est d’ailleurs plus difficile à remplir que la première. Ce qui a manqué aux non-civilisés, ce n’est probablement pas l’homme supérieur (on ne voit pas pourquoi la nature n’aurait pas eu toujours et partout de ces distractions heureuses), c’est plutôt l’occasion fournie à un tel homme de montrer sa supériorité, c’est la disposition des autres à le suivre. Quand une société sera déjà entrée dans la voie de la civilisation, la perspective d’un simple accroissement de bien-être suffira sans doute à vaincre sa routine. Mais pour qu’elle y entre, pour que le premier déclenchement se produise, il faut beaucoup plus : peut-être une menace d’extermination comme celle que crée l’apparition d’une arme nouvelle dans une tribu ennemie. Les sociétés qui sont restées plus ou moins « primitives » sont probablement celles qui n’ont pas eu de voisins, plus généralement celles qui ont eu la vie trop facile. Elles étaient dispensées de l’effort initial. Ensuite