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savons le chercher, nous découvrirons peut-être un équilibre d’un autre genre, plus désirable encore que l’équilibre superficiel. Des plantes aquatiques, qui montent à la surface, sont ballottées sans cesse par le courant ; leurs feuilles, se rejoignant au-dessus de l’eau, leur donnent de la stabilité, en haut, par leur entrecroisement. Mais plus stables encore sont les racines, solidement plantées dans la terre, qui les soutiennent du bas. Toutefois, de l’effort par lequel on creuserait jusqu’au fond de soi-même nous ne parlons pas pour le moment. S’il est possible, il est exceptionnel ; et c’est à sa surface, à son point d’insertion dans le tissu serré des autres personnalités extériorisées, que notre moi trouve d’ordinaire où s’attacher : sa solidité est dans cette solidarité. Mais, au point où il s’attache, il est lui-même socialisé. L’obligation, que nous nous représentons comme un lien entre les hommes, lie d’abord chacun de nous à lui-même.

C’est donc à tort qu’on reprocherait à une morale purement sociale de négliger les devoirs individuels. Même si nous n’étions obligés, théoriquement, que vis-à-vis des autres hommes, nous le serions, en fait, vis-à-vis de nous-mêmes, puisque la solidarité sociale n’existe que du moment où un moi social se surajoute en chacun de nous au moi individuel. Cultiver ce « moi social » est l’essentiel de notre obligation vis-à-vis de la société. Sans quelque chose d’elle en nous, elle n’aurait sur nous aucune prise ; et nous avons à peine besoin d’aller jusqu’à elle, nous nous suffisons à nous-mêmes, si nous la trouvons présente en nous. Sa présence est plus ou moins marquée selon les hommes ; mais aucun de nous ne saurait s’isoler d’elle absolument. Il ne le voudrait pas, parce qu’il sent bien que la plus