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dans le temps, un intervalle qui laisse une large place à l’accident. Elle commence, et pour qu’elle termine il faut, selon l’expression consacrée, que les circonstances s’y prêtent. De cette marge d’imprévu elle peut d’ailleurs avoir pleine connaissance. Le sauvage qui lance sa flèche ne sait pas si elle touchera le but ; il n’y a pas ici, comme lorsque l’animal se précipite sur sa proie, continuité entre le geste et le résultat ; un vide apparaît, ouvert à l’accident, attirant l’imprévu. Sans doute, en théorie, cela ne devrait pas être. L’intelligence est faite pour agir mécaniquement sur la matière ; elle se représente donc mécaniquement les choses ; elle postule ainsi le mécanisme universel et conçoit virtuellement une science achevée qui permettrait de prévoir, au moment où l’acte est décoché, tout ce qu’il rencontrera avant d’atteindre le but. Mais il est de l’essence d’un pareil idéal de n’être jamais réalisé et de servir tout au plus de stimulant au travail de l’intelligence. En fait, l’intelligence humaine doit s’en tenir à une action très limitée sur une matière très imparfaitement connue d’elle. Or la poussée vitale est là, qui n’accepte pas d’attendre, qui n’admet pas l’obstacle. Peu lui importe l’accident, l’imprévu, enfin l’indéterminé qui est le long de la route ; elle procède par bonds et ne voit que le terme, l’élan dévorant l’intervalle. De cette anticipation il faut pourtant bien que l’intelligence ait connaissance. Une représentation va en effet surgir, celle de puissances favorables qui se superposeraient ou se substitueraient aux causes naturelles et qui prolongeraient en actions voulues par elles, conformes à nos vœux, la démarche naturellement engagée. Nous avons mis en mouvement un mécanisme, voilà le début ; le mécanisme se retrouvera dans la réalisation de l’effet souhaité, voilà la fin : entre les deux s’insérerait une