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que le thème simple que nous venons d’indiquer se compose tout de suite avec d’autres pour donner, avant les mythes et les théories, la représentation primitive de l’âme. Mais a-t-il une forme définie en dehors de cette combinaison ? Si la question se pose, c’est parce que notre idée d’une âme survivant au corps recouvre aujourd’hui l’image, présentée à la conscience immédiate, d’un corps pouvant se survivre à lui-même. Cette image n’en existe pas moins, et il suffit d’un léger effort pour la ressaisir. C’est tout simplement l’image visuelle du corps, dégagée de l’image tactile. Nous avons pris l’habitude de considérer la première comme inséparable de la seconde, comme un reflet ou un effet. Dans cette direction s’est effectué le progrès de la connaissance. Pour notre science, le corps est essentiellement ce qu’il est pour le toucher ; il a une forme et une dimension déterminées, indépendantes de nous ; il occupe une certaine place dans l’espace et ne saurait en changer sans prendre le temps d’occuper une à une les positions intermédiaires ; l’image visuelle que nous en avons serait alors une apparence, dont il faudrait toujours corriger les variations en revenant à l’image tactile ; celle-ci serait la chose même, et l’autre ne ferait que la signaler. Mais telle n’est pas l’impression immédiate. Un esprit non prévenu mettra l’image visuelle et l’image tactile au même rang, leur attribuera la même réalité, et les tiendra pour relativement indépendantes l’une de l’autre. Le « primitif » n’a qu’à se pencher sur un étang pour y apercevoir son corps tel qu’on le voit, dégagé du corps que l’on touche. Sans doute le corps qu’il touche est également un corps qu’il voit : cela prouve que la pellicule superficielle du corps, laquelle constitue le corps vu, est susceptible de se dédoubler, et que l’un des deux exemplaires