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la vie. Elle pourra plus tard s’encadrer dans une philosophie qui élèvera l’humanité au-dessus d’elle-même et lui donnera plus de force pour agir. Mais elle est d’abord déprimante, et elle le serait encore davantage si l’homme n’ignorait, certain qu’il est de mourir, la date où il mourra. L’événement a beau devoir se produire : comme on constate à chaque instant qu’il ne se produit pas, l’expérience négative continuellement répétée se condense en un doute à peine conscient qui atténue les effets de la certitude réfléchie. Il n’en est pas moins vrai que la certitude de mourir, surgissant avec la réflexion dans un monde d’êtres vivants qui était fait pour ne penser qu’à vivre, contrarie l’intention de la nature. Celle-ci va trébucher sur l’obstacle qu’elle se trouve avoir placé sur son propre chemin. Mais elle se redresse aussitôt. À l’idée que la mort est inévitable elle oppose l’image d’une continuation de la vie après la mort [1] ; cette image, lancée par elle dans le champ de l’intelligence où vient de s’installer l’idée, remet les choses en ordre ; la neutralisation de l’idée par l’image manifeste alors l’équilibre même de la nature, se retenant de glisser. Nous nous retrouvons donc devant le jeu tout particulier d’images et d’idées qui nous a paru caractériser la religion à ses origines. Envisagée de ce second point de vue, la religion est une réaction défensive de la nature contre la représentation, par l’intelligence, de l’inévitabilité de la mort.

À cette réaction, la société est intéressée autant que l’individu. Non pas seulement parce qu’elle bénéficie de l’effort individuel et parce que cet effort va plus loin quand

  1. Il va sans dire que l’image n’est hallucinatoire que sous la forme qu’elle prend pour le primitif. Sur la question générale de la survie nous nous sommes expliqués dans des travaux antérieurs ; nous y reviendrons dans celui-ci. Voir le chap. III pp. 279 et suiv., et le chap. IV, pp 337-338.