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plus tard, à mesure que se complétera le travail de la fonction fabulatrice. Ne nous étonnons donc pas de rencontrer chez les non-civilisés des interdictions qui sont des résistances semi-physiques et semi-morales à certains actes individuels : l’objet qui occupe le centre d’un champ de résistance sera dit, tout à la fois, « sacré » et « dangereux », quand se seront constituées ces deux notions précises, quand la distinction sera nette entre une force de répulsion physique et une inhibition morale ; jusque-là il possède les deux propriétés fondues en une seule ; il est tabou, pour employer le terme polynésien que la science des religions nous a rendu familier. L’humanité primitive a-t-elle conçu le tabou de la même manière que les « primitifs » d’aujourd’hui ? Entendons-nous d’abord sur le sens des mots. Il n’y aurait pas d’humanité primitive si les espèces s’étaient formées par transitions insensibles à aucun moment précis l’homme n’aurait émergé de l’animalité ; mais c’est là une hypothèse arbitraire, qui se heurte à tant d’invraisemblances et repose sur de telles équivoques que nous la croyons insoutenable [1] ; à suivre le fil conducteur des faits et des analogies, on arrive bien plutôt à une évolution discontinue, qui procède par sauts, obtenant à chaque arrêt une combinaison parfaite en son genre, comparable aux figures qui se succèdent quand on tourne un kaléidoscope ; il y a donc bien un type d’humanité primitive, encore que l’espèce humaine ait pu se constituer par plusieurs sauts convergents accomplis de divers points et n’arrivant pas tous aussi près de la réalisation du type. D’autre part, l’âme primitive nous échapperait complètement aujourd’hui s’il y avait eu transmission héréditaire

  1. Voir L’Évolution créatrice, principalement les deux premiers chapitres.