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objecterait que les interdictions religieuses n’ont pas toujours concerné ce qui nous apparaît aujourd’hui comme immoral ou comme antisocial. La religion primitive, vue par le côté que nous envisageons d’abord, est une précaution contre le danger que l’on court, dès qu’on pense, de ne penser qu’à soi. C’est donc bien une réaction défensive de la nature contre l’intelligence.

D’autre part, l’idée de responsabilité individuelle est loin d’être aussi simple qu’on pourrait le croire. Elle implique une représentation relativement abstraite de l’activité de l’individu, que l’on tient pour indépendante parce qu’on l’a isolée de l’activité sociale. Mais telle est d’abord la solidarité entre les membres du groupe que tous doivent se sentir participer dans une certaine mesure à la défaillance d’un seul, au moins dans les cas qu’ils tiennent pour graves : le mal moral, si l’on peut déjà employer ce terme, fait l’effet d’un mal physique qui s’étendrait de proche en proche et affecterait la société entière, par contamination. Si donc une puissance vengeresse surgit, ce sera pour frapper la société dans son ensemble, sans s’appesantir uniquement sur le point d’où le mal était parti : le tableau de la Justice poursuivant le coupable est relativement moderne, et nous avons trop simplifié les choses en montrant l’individu arrêté, au moment de rompre le lien social, par la crainte religieuse d’un châtiment qu’il serait seul à subir. Il n’en est pas moins vrai que les choses tendent à prendre cette forme, et qu’elles la prendront de plus en plus explicitement à mesure que la religion, fixant ses propres contours, deviendra plus franchement mythologique. Le mythe portera d’ailleurs toujours la trace de ses origines ; jamais il ne distinguera complètement entre l’ordre physique et l’ordre moral ou social, entre la régularité voulue,