Page:Bergson - Les Deux Sources de la morale et de la religion.djvu/124

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qu’une humanité déjà évoluée, car les « primitifs » que nous observons aujourd’hui sont aussi vieux que nous, et les documents sur lesquels travaille l’histoire des religions sont d’un passé relativement récent. L’immense variété des croyances auxquelles nous avons affaire est donc le résultat d’une longue prolifération. De leur absurdité ou de leur étrangeté on peut sans doute conclure à une certaine orientation vers l’étrange ou l’absurde dans la marche d’une certaine fonction de l’esprit ; mais ces caractères ne sont probablement aussi accentués que parce que la marche s’est prolongée aussi loin : à ne considérer que la direction même, on sera moins choqué de ce que la tendance a d’irrationnel et l’on en saisira peut-être l’utilité. Qui sait même si les erreurs où elle a abouti ne sont pas les déformations, alors avantageuses à l’espèce, d’une vérité qui devait apparaître plus tard à certains individus ? Mais ce n’est pas tout. Une seconde question se pose, à laquelle il faudra même répondre auparavant : d’où vient cette tendance ? Se rattache-t-elle à d’autres manifestations de la vie ? Nous parlions d’une intention de la nature, c’était une métaphore, commode en psychologie comme elle l’est en biologie ; nous marquions ainsi que le dispositif observé sert l’intérêt de l’individu ou de l’espèce. Mais l’expression est vague, et nous dirions, pour plus de précision, que la tendance considérée est un instinct, si ce n’était justement à la place d’un instinct que surgissent dans l’esprit ces images fantasmatiques. Elles jouent un rôle qui aurait pu être dévolu à l’instinct et qui le serait, sans doute, chez un être dépourvu d’intelligence. Disons provisoirement que c’est de l’instinct virtuel, entendant par là qu’à l’extrémité d’une autre ligne d’évolution, dans les sociétés d’insectes, nous voyons l’instinct provoquer mécaniquement une conduite compa-