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logique ne tienne à la nécessité de conserver et de développer la vie individuelle et sociale. Si la psychologie ne se règle pas sur cette considération, elle déformera nécessairement son objet. Que dirait-on du savant qui ferait l’anatomie des organes et l’histologie des tissus, sans se préoccuper de leur destination ? Il risquerait de diviser à faux, de grouper à faux. Si la fonction ne se comprend que par la structure, on ne peut démêler les grandes lignes de la structure sans une idée de la fonction. Il ne faut donc pas traiter l’esprit comme s’il était ce qu’il est « pour rien, pour le plaisir ». Il ne faut pas dire : sa structure étant telle, il en a tiré tel parti. Le parti qu’il en tirera est au contraire ce qui a dû déterminer sa structure ; en tout cas, le fil conducteur de la recherche est là. Considérons alors, dans le domaine vaguement et sans doute artificiellement délimité de l’ « imagination », la découpure naturelle que nous avons appelée fabulation, et voyons à quoi elle peut bien s’employer naturellement. De cette fonction relèvent le roman, le drame, la mythologie avec tout ce qui la précéda. Mais il n’y a pas toujours eu des romanciers et des dramaturges, tandis que l’humanité ne s’est jamais passée de religion. Il est donc vraisemblable que poèmes et fantaisies de tout genre sont venus par surcroît, profitant de ce que l’esprit savait faire des fables, mais que la religion était la raison d’être de la fonction fabulatrice : par rapport à la religion, cette faculté serait effet et non pas cause. Un besoin, peut-être individuel, en tout cas social, a dû exiger de l’esprit ce genre d’activité. Demandons-nous quel était le besoin. Il faut remarquer que la fiction, quand elle a de l’efficace, est comme une hallucination naissante : elle peut contrecarrer le jugement et le raisonnement, qui sont les facultés proprement intellectuelles.