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L’obligation est une nécessité avec laquelle on discute, et qui s’accompagne par conséquent d’intelligence et de liberté. La nécessité, d’ailleurs, est analogue ici à celle qui s’attache à la production d’un effet physiologique ou même physique : dans une humanité que la nature n’aurait pas faite intelligente, et où l’individu n’aurait aucune puissance de choix, l’action destinée à maintenir la conservation et la cohésion du groupe s’accomplirait nécessairement ; elle s’accomplirait sous l’influence d’une force bien déterminée, la même qui fait que chaque fourmi travaille pour la fourmilière et chaque cellule d’un tissu pour l’organisme. Mais l’intelligence intervient, avec la faculté de choisir : c’est une autre force, toujours actuelle, qui maintient la précédente à l’état de virtualité ou plutôt de réalité à peine visible dans son action, sensible pourtant dans sa pression : telles, les allées et venues du balancier, dans une horloge, empêchent la tension du ressort de se manifester par une détente brusque et résultent pourtant de cette tension même, étant des effets qui exercent une action inhibitrice ou régulatrice sur leurs causes. Que va donc faire l’intelligence ? C’est une faculté que l’individu emploie naturellement à le tirer des difficultés de la vie ; elle ne suivra pas la direction d’une force qui travaille au contraire pour l’espèce et qui, si elle prend en considération l’individu, le fait dans l’intérêt de l’espèce. Elle ira tout droit aux solutions égoïstes. Mais ce ne sera que son premier mouvement. Elle ne pourra pas ne pas tenir compte de la force dont elle subit la pression invisible. Elle se persuadera donc à elle-même qu’un égoïsme intelligent doit laisser leur part à tous les autres égoïsmes. Et si c’est l’intelligence d’un philosophe, elle construira une morale théorique où l’interpénétration de l’intérêt personnel