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LA PERCEPTION DU CHANGEMENT

présent devient ipso facto du passé. En un mot, notre présent tombe dans le passé quand nous cessons de lui attribuer un intérêt actuel. Il en est du présent des individus comme de celui des nations : un événement appartient au passé et entre dans l’histoire quand il n’intéresse plus directement la politique du jour et peut être négligé sans que nos affaires s’en ressentent. Tant que son action se fait sentir, il fait corps avec la vie de la nation et lui demeure présent.

Dès lors, rien ne nous empêche de reporter aussi loin que possible en arrière la ligne de séparation entre notre présent et notre passé. Une attention à la vie qui serait suffisamment puissante, et suffisamment dégagée aussi de tout intérêt pratique, embrasserait ainsi dans un présent indivisé l’histoire passée tout entière de la personne consciente, — non pas sans doute comme une simultanéité, mais comme quelque chose qui est à la fois continuellement présent et continuellement mouvant : telle, je le répéte, la mélodie qu’on perçoit indivisible, et qui constitue d’un bout à l’autre un perpétuel présent, quoique cette perpétuité n’ait rien de commun avec l’immutabilité ni cette indivisibilité avec l’instantanéité. Il s’agit d’un présent qui dure.

Ce n’est pas là une hypothèse. Il arrive, dans des cas exceptionnels, que l’attention renonce tout-à-coup à l’intérêt qu’elle prenait à la vie : aussitôt, comme par enchantement, le passé redevient présent. Chez des personnes qui voient surgir devant elles, à l’improviste, la menace d’une mort soudaine, chez l’alpiniste qui glisse au fond d’un précipice, chez des noyés et chez des pendus, il semble qu’une conversion brusque de l’attention puisse se produire, — quelque chose comme un changement d’orientation de la conscience qui, jusqu’alors tournée vers l’avenir et absorbée par les nécessités