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nous leur attribuons alors la fixité, la discontinuité, la généralité des mots eux-mêmes. C’est cette enveloppe qu’il faut ressaisir, pour la déchirer. Mais on ne la ressaisira que si l’on en considère d’abord la figure et la structure, si l’on en comprend aussi la destination. Elle est de nature spatiale, et elle a une utilité sociale. La spatialité donc, et, dans ce sens tout spécial, la sociabilité, sont ici les vraies causes de la relativité de notre connaissance. En écartant ce voile interposé, nous revenons à l’immédiat et nous touchons un absolu.

De ces premières réflexions sortirent des conclusions qui sont heureusement devenues presque banales, mais qui parurent alors téméraires. Elles demandaient à la psychologie de rompre avec l’associationisme, qui était universellement admis, sinon comme doctrine, du moins comme méthode. Elles exigeaient une autre rupture encore, que nous ne faisions qu’entrevoir. À côté de l’associationisme, il y avait le kantisme, dont l’influence, souvent combinée d’ailleurs avec la première, était non moins puissante et non moins générale. Ceux qui répudiaient le positivisme d’un Comte ou l’agnosticisme d’un Spencer n’osaient aller jusqu’à contester la conception kantienne de la relativité de la connaissance. Kant avait établi, disait-on, que notre pensée s’exerce sur une matière éparpillée par avance dans l’Espace et le Temps, et préparée ainsi spécialement pour l’homme : la « chose en soi » nous échappe ; il faudrait, pour l’atteindre, une faculté intuitive que nous ne possédons pas. Il résultait au contraire de notre analyse qu’une partie au moins de la réalité, notre personne, peut être ressaisie dans sa pureté naturelle. Ici, en tout cas, les matériaux de notre connaissance n’ont pas été créés, ou triturés et déformés, par je ne sais quel malin génie, qui aurait ensuite jeté dans un réci-