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peut d’ailleurs n’être aucune des lignes visibles de la figure. Elle n’est pas plus ici que là, mais elle donne la clef de tout. Elle est moins perçue par l’œil que pensée par l’esprit. « La peinture, disait Léonard de Vinci, est chose mentale. » Et il ajoutait que c’est l’âme qui a fait le corps à son image. L’œuvre entière du maître pourrait servir de commentaire à ce mot. Arrêtons-nous devant le portrait de Monna Lisa ou même devant celui de Lucrezia Crivelli : ne nous semble-t-il pas que les lignes visibles de la figure remontent vers un centre virtuel, situé derrière la toile, où se découvrirait tout d’un coup, ramassé en un seul mot, le secret que nous n’aurons jamais fini de lire phrase par phrase dans l’énigmatique physionomie ? C’est là que le peintre s’est placé. C’est en développant une vision mentale simple, concentrée en ce point, qu’il a retrouvé, trait pour trait, le modèle qu’il avait sous les yeux, reproduisant à sa manière l’effort générateur de la nature.

L’art du peintre ne consiste donc pas, pour Léonard de Vinci, à prendre par le menu chacun des traits du modèle pour les reporter sur la toile et en reproduire, portion par portion, la matérialité. Il ne consiste pas non plus à figurer je ne sais quel type impersonnel et abstrait, où le modèle qu’on voit et qu’on touche vient se dissoudre en une vague idéalité. L’art vrai vise à rendre l’individualité du modèle, et pour cela il va chercher derrière les lignes qu’on voit le mouvement que l’œil ne voit pas, derrière le mouvement lui-même quelque chose de plus secret encore, l’intention originelle, l’aspiration fondamentale de la personne, pensée simple qui équivaut à la richesse indéfinie des formes et des couleurs.

Comment ne pas être frappé de la ressemblance entre cette esthétique de Léonard de Vinci et la métaphysique