Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/265

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le maître, et si, à réajuster si bien les pièces et à en serrer si fort l’engrenage, on ne risque pas de déformer quelques-unes d’entre elles. Il n’en est pas moins vrai que notre esprit réclame cette unification, que l’entreprise devait être tentée, et que nul, après M. Ravaisson, n’a osé la renouveler.

Le second volume de l’Essai est plus hardi encore. Dans la comparaison qu’il institue entre la doctrine d’Aristote et la pensée grecque en général, c’est l’âme même de l’aristotélisme que M. Ravaisson cherche à dégager.

La philosophie grecque, dit-il, expliqua d’abord toutes choses par un élément matériel, l’eau, l’air, le feu, ou quelque matière indéfinie. Dominée par la sensation, comme l’est au début l’intelligence humaine, elle ne connut pas d’autre intuition que l’intuition sensible, pas d’autre aspect des choses que leur matérialité. Vinrent alors les Pythagoriciens et les Platoniciens, qui montrèrent l’insuffisance des explications par la seule matière, et prirent pour principes les Nombres et les Idées. Mais le progrès fut plus apparent que réel. Avec les nombres pythagoriciens, avec les idées platoniciennes, on est dans l’abstraction, et si savante que soit la manipulation à laquelle on soumet ces éléments, on reste dans l’abstrait. L’intelligence, émerveillée de la simplification qu’elle apporte à l’étude des choses en les groupant sous des idées générales, s’imagine sans doute pénétrer par elles jusqu’à la substance même dont les choses sont faites. À mesure qu’elle va plus loin dans la série des généralités, elle croit s’élever davantage dans l’échelle des réalités. Mais ce qu’elle prend pour une spiritualité plus haute n’est que la raréfaction croissante de l’air qu’elle respire. Elle ne voit pas que, plus une idée est générale, plus elle est abstraite et vide, et que d’abstraction en abstraction, de généralité en généralité, on s’achemine au pur néant. Autant eût valu