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ce que notre attention considère et même dessine à la lumière de notre évolution passée, mais non pas ce que l’avenir aura rendu pour eux intéressant par la création d’un intérêt nouveau, par une direction nouvelle imprimée à leur attention. En d’autres termes enfin, les origines historiques du présent, dans ce qu’il a de plus important, ne sauraient être complètement élucidées, car on ne les reconstituerait dans leur intégralité que si le passé avait pu être exprimé par les contemporains en fonction d’un avenir indéterminé qui était, par là même, imprévisible.

Prenons une couleur telle que l’orangé[1]. Comme nous connaissons en outre le rouge et le jaune, nous pouvons considérer l’orangé comme jaune en un sens, rouge dans l’autre, et dire que c’est un composé de jaune et de rouge. Mais supposez que, l’orangé existant tel qu’il est, ni le jaune ni le rouge n’eussent encore paru dans le monde : l’orangé serait-il déjà composé de ces deux couleurs ? Évidemment non. La sensation de rouge et la sensation de jaune, impliquant tout un mécanisme nerveux et cérébral en même temps que certaines dispositions spéciales de la conscience, sont des créations de la vie, qui se sont produites, mais qui auraient pu ne pas se produire ; et s’il n’y avait jamais eu, ni sur notre planète ni sur aucune autre, des êtres éprouvant ces deux sensations, la sensation d’orangé eût été une sensation simple ; jamais n’y auraient figuré, comme composantes ou comme aspects, les sensations de jaune et de rouge. Je reconnais que notre logique habituelle proteste. Elle dit : « Du moment que les sensations de jaune et de rouge entrent aujourd’hui dans la composition de celle de l’orangé, elles y entraient toujours,

  1. La présente étude a été écrite avant notre livre Les deux sources de la morale et de la religion, où nous avons développé la même comparaison.