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selon William James, ne copie pas quelque chose qui a été ou qui est : il annonce ce qui sera, ou plutôt il prépare notre action sur ce qui va être. La philosophie a une tendance naturelle à vouloir que la vérité regarde en arrière : pour James elle regarde en avant.

Plus précisément, les autres doctrines font de la vérité quelque chose d’antérieur à l’acte bien déterminé de l’homme qui la formule pour la première fois. Il a été le premier à la voir, disons-nous, mais elle l’attendait, comme l’Amérique attendait Christophe Colomb. Quelque chose la cachait à tous les regards et, pour ainsi dire, la couvrait : il l’a découverte. — Tout autre est la conception de William James. Il ne nie pas que la réalité soit indépendante, en grande partie au moins, de ce que nous disons ou pensons d’elle ; mais la vérité, qui ne peut s’attacher qu’à ce que nous affirmons de la réalité, lui paraît être créée par notre affirmation. Nous inventons la vérité pour utiliser la réalité, comme nous créons des dispositifs mécaniques pour utiliser les forces de la nature. On pourrait, ce me semble, résumer tout l’essentiel de la conception pragmatiste de la vérité dans une formule telle que celle-ci : tandis que pour les autres doctrines une vérité nouvelle est une découverte, pour le pragmatisme c’est une invention[1].

Il ne suit pas de là que la vérité soit arbitraire. Une invention mécanique ne vaut que par son utilité pratique. De même une affirmation, pour être vraie, doit accroître notre empire sur les choses. Elle n’en est pas moins la création d’un certain esprit individuel, et elle ne préexistait

  1. Je ne suis pas sûr que James ait employé le mot « invention », ni qu’il ait explicitement comparé la vérité théorique à un dispositif mécanique ; mais je crois que ce rapprochement est conforme à l’esprit de la doctrine, et qu’il peut nous aider à comprendre le pragmatisme.