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les scènes empiètent les unes sur les autres ; les choses ne commencent ni ne finissent ; il n’y a pas de dénouement entièrement satisfaisant, ni de geste absolument décisif, ni de ces mots qui portent et sur lesquels on reste : tous les effets sont gâtés. Telle est la vie humaine. Et telle est sans doute aussi, aux yeux de James, la réalité en général.

Certes, notre expérience n’est pas incohérente. En même temps qu’elle nous présente des choses et des faits, elle nous montre des parentés entre les choses et des rapports entre les faits : ces relations sont aussi réelles, aussi directement observables, selon William James, que les choses et les faits eux-mêmes. Mais les relations sont flottantes et les choses sont fluides. Il y a loin de là à cet univers sec, que les philosophes composent avec des éléments bien découpés, bien arrangés, et où chaque partie n’est plus seulement reliée à une autre partie, comme nous le dit l’expérience, mais encore, comme le voudrait notre raison, coordonnée au Tout.

Le « pluralisme » de William James ne signifie guère autre chose. L’antiquité s’était représenté un monde clos, arrêté, fini : c’est une hypothèse, qui répond à certaines exigences de notre raison. Les modernes pensent plutôt à un infini : c’est une autre hypothèse, qui satisfait à d’autres besoins de notre raison. Du point de vue où James se place, et qui est celui de l’expérience pure ou de l’« empirisme radical », la réalité n’apparaît plus comme finie ni comme infinie, mais simplement comme indéfinie. Elle coule, sans que nous puissions dire si c’est dans une direction unique, ni même si c’est toujours et partout la même rivière qui coule.

Notre raison est moins satisfaite. Elle se sent moins à son aise dans un monde où elle ne retrouve plus, comme dans un miroir, sa propre image. Et, sans aucun doute,