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que la science poursuit sérieusement sur des rapports. Bref, toute la Critique de la raison pure aboutit à établir que le platonisme, illégitime si les Idées sont des choses, devient légitime si les idées sont des rapports, et que l’idée toute faite, une fois ramenée ainsi du ciel sur la terre, est bien, comme l’avait voulu Platon, le fond commun de la pensée et de la nature. Mais toute la Critique de la Raison pure repose aussi sur ce postulat que notre pensée est incapable d’autre chose que de platoniser, c’est-à-dire de couler toute expérience possible dans des moules préexistants.

Là est toute la question. Si la connaissance scientifique est bien ce qu’a voulu Kant, il y a une science simple, préformée et même préformulée dans la nature, ainsi que le croyait Aristote : de cette logique immanente aux choses les grandes découvertes ne font qu’illuminer point par point la ligne tracée d’avance, comme on allume progressivement, un soir de fête, le cordon de gaz qui dessinait déjà les contours d’un monument. Et si la connaissance métaphysique est bien ce qu’a voulu Kant, elle se réduit à l’égale possibilité de deux attitudes opposées de l’esprit devant tous les grands problèmes ; ses manifestations sont autant d’options arbitraires, toujours éphémères, entre deux solutions formulées virtuellement de toute éternité : elle vit et elle meurt d’antinomies. Mais la vérité est que ni la science des modernes ne présente cette simplicité unilinéaire, ni la métaphysique des modernes ces oppositions irréductibles.

La science moderne n’est ni une ni simple. Elle repose, je le veux bien, sur des idées qu’on finit par trouver claires ; mais ces idées, quand elles sont profondes, se sont éclairées progressivement par l’usage qu’on en a fait ; elles doivent alors la meilleure part de leur luminosité à la lumière que leur ont renvoyée, par réflexion, les faits et les applications