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entière imprégnée de la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, à un mouvement rétrograde qu’exécuterait automatiquement dans le temps la vérité une fois posée. Par le seul fait de s’accomplir, la réalité projette derrière elle son ombre dans le passé indéfiniment lointain ; elle paraît ainsi avoir préexisté, sous forme de possible, à sa propre réalisation. De là une erreur qui vicie notre conception du passé ; de là notre prétention d’anticiper en toute occasion l’avenir. Nous nous demandons, par exemple, ce que seront l’art, la littérature, la civilisation de demain ; nous nous figurons en gros la courbe d’évolution des sociétés ; nous allons jusqu’à prédire le détail des événements. Certes, nous pourrons toujours rattacher la réalité, une fois accomplie, aux événements qui l’ont précédée et aux circonstances où elle s’est produite ; mais une réalité toute différente (non pas quelconque, il est vrai) se fût aussi bien rattachée aux mêmes circonstances et aux mêmes événements, pris par un autre côté. Dira-t-on alors qu’en envisageant tous les côtés du présent pour le prolonger dans toutes les directions, on obtiendrait, dès maintenant, tous les possibles entre lesquels l’avenir, à supposer qu’il choisisse, choisira ? Mais d’abord ces prolongements mêmes pourront être des additions de qualités nouvelles, créées de toutes pièces, absolument imprévisibles ; et ensuite un « côté » du présent n’existe comme « côté » que lorsque notre attention l’a isolé, pratiquant ainsi une découpure d’une certaine forme dans l’ensemble des circonstances actuelles : comment alors « tous les côtés » du présent existeraient-ils avant qu’aient été créées, par les événements ultérieurs, les formes originales des découpures que l’attention peut y pratiquer ? Ces côtés n’appartiennent donc que rétrospectivement au présent d’autrefois, c’est-à-dire au passé ; et ils n’avaient pas plus