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ont créé de nouvelles, ont été autant de coups de sonde donnés dans la durée pure. Plus vivante était la réalité touchée, plus profond avait été le coup de sonde.

Mais la sonde jetée au fond de la mer ramène une masse fluide que le soleil dessèche bien vite en grains de sable solides et discontinus. Et l’intuition de la durée, quand on l’expose aux rayons de l’entendement, se prend bien vite aussi en concepts figés, distincts, immobiles. Dans la vivante mobilité des choses l’entendement s’attache à marquer des stations réelles ou virtuelles, il note des départs et des arrivées ; c’est tout ce qui importe à la pensée de l’homme s’exerçant naturellement. Mais la philosophie devrait être un effort pour dépasser la condition humaine.

Sur les concepts dont ils ont jalonné la route de l’intuition les savants ont arrêté le plus volontiers leur regard. Plus ils considéraient ces résidus passés à l’état de symboles, plus ils attribuaient à toute science un caractère symbolique[1]. Et plus ils croyaient au caractère symbolique de la science, plus ils le réalisaient et l’accentuaient. Bientôt ils n’ont plus fait de différence, dans la science positive, entre le naturel et l’artificiel, entre les données de l’intuition immédiate et l’immense travail d’analyse que l’entendement poursuit autour de l’intuition. Ils ont ainsi préparé les voies à une doctrine qui affirme la relativité de toutes nos connaissances.

  1. Pour compléter ce que nous exposions dans la note précédente (p. 216), disons que nous avons été conduit, depuis l’époque où nous écrivions ces lignes, à restreindre le sens du mot « science », et à appeler plus particulièrement scientifique la connaissance de la matière inerte par l’intelligence pure. Cela ne nous empêchera pas de dire que la connaissance de la vie et de l’esprit est scientifique dans une large mesure, — dans la mesure où elle fait appel aux mêmes méthodes d’investigation que la connaissance de la matière inerte. Inversement, la connaissance de la matière inerte pourra être dite philosophique dans la mesure où elle utilise, à un certain moment décisif de son histoire, l’intuition de la durée pure. Cf. également la note de la p. 177, au début du présent essai.