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loin en loin des vues quasi instantanées sur la mobilité indivisée du réel. Il obtient ainsi des sensations et des idées. Par là il substitue au continu le discontinu, à la mobilité la stabilité, à la tendance en voie de changement les points fixes qui marquent une direction du changement et de la tendance. Cette substitution est nécessaire au sens commun, au langage, à la vie pratique, et même, dans une certaine mesure que nous tâcherons de déterminer, à la science positive. Notre intelligence, quand elle suit sa pente naturelle, procède par perceptions solides, d’un côté, et par conceptions stables, de l’autre. Elle part de l’immobile, et ne conçoit et n’exprime le mouvement qu’en fonction de l’immobilité. Elle s’installe dans des concepts tout faits, et s’efforce d’y prendre, comme dans un filet, quelque chose de la réalité qui passe. Ce n’est pas, sans doute, pour obtenir une connaissance intérieure et métaphysique du réel. C’est simplement pour s’en servir, chaque concept (comme d’ailleurs chaque sensation) étant une question pratique que notre activité pose à la réalité et à laquelle la réalité répondra, comme il convient en affaires, par un oui ou par un non. Mais, par là, elle laisse échapper du réel ce qui en est l’essence même.

IV. Les difficultés inhérentes à la métaphysique, les antinomies qu’elle soulève, les contradictions où elle tombe, la division en écoles antagonistes et les oppositions irréductibles entre systèmes, viennent en grande partie de ce que nous appliquons à la connaissance désintéressée du réel les procédés dont nous nous servons couramment dans un but d’utilité pratique. Elles viennent principalement de ce que nous nous installons dans l’immobile pour guetter le mouvant au passage, au lieu de nous replacer dans le mouvant pour traverser avec lui les positions immobiles. Elles viennent de ce que nous prétendons reconstituer la réalité, qui