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autant d’un état quelconque de l’univers pris avec tous les êtres conscients et vivants ? N’est-il pas plus riche de nouveauté, d’imprévisibilité radicale, que la symphonie du plus grand maître ?

Toujours pourtant la conviction persiste que, même s’il n’a pas été conçu avant de se produire, il aurait pu l’être, et qu’en ce sens il figure de toute éternité, à l’état de possible, dans quelque intelligence réelle ou virtuelle. En approfondissant cette illusion, on verrait qu’elle tient à l’essence même de notre entendement. Les choses et les événements se produisent à des moments déterminés ; le jugement qui constate l’apparition de la chose ou de l’événement ne peut venir qu’après eux ; il a donc sa date. Mais cette date s’efface aussitôt, en vertu du principe, ancré dans notre intelligence, que toute vérité est éternelle. Si le jugement est vrai à présent, il doit, nous semble-t-il, l’avoir été toujours. Il avait beau n’être pas encore formulé : il se posait lui-même en droit, avant d’être posé en fait. À toute affirmation vraie nous attribuons ainsi un effet rétroactif ; ou plutôt nous lui imprimons un mouvement rétrograde. Comme si un jugement avait pu préexister aux termes qui le composent ! Comme si ces termes ne dataient pas de l’apparition des objets qu’ils représentent ! Comme si la chose et l’idée de la chose, sa réalité et sa possibilité, n’étaient pas créées du même coup lorsqu’il s’agit d’une forme véritablement neuve, inventée par l’art ou la nature !

Les conséquences de cette illusion sont innombrables[1]. Notre appréciation des hommes et des événements est tout

  1. Sur ces conséquences, et plus généralement sur la croyance à la valeur rétrospective du jugement vrai, sur le mouvement rétrograde de la vérité, nous nous sommes expliqué tout au long dans des conférences faites à Columbia University (New York) en janvier-février 1913. Nous nous bornons ici à quelques indications.