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opinions des écoles antagonistes au sujet de la durée, on verrait qu’elles diffèrent simplement en ce qu’elles attribuent à l’un ou à l’autre de ces deux concepts une importance capitale. Les unes s’attachent au point de vue du multiple ; elles érigent en réalité concrète les moments distincts d’un temps qu’elles ont pour ainsi dire pulvérisé ; elles tiennent pour beaucoup plus artificielle l’unité qui fait des grains une poudre. Les autres érigent au contraire l’unité de la durée en réalité concrète. Elles se placent dans l’éternel. Mais comme leur éternité reste tout de même abstraite puisqu’elle est vide, comme c’est l’éternité d’un concept qui exclut de lui, par hypothèse, le concept opposé, on ne voit pas comment cette éternité laisserait coexister avec elle une multiplicité indéfinie de moments. Dans la première hypothèse on a un monde suspendu en l’air, qui devrait finir et recommencer de lui-même à chaque instant. Dans la seconde on a un infini d’éternité abstraite dont on ne comprend pas davantage pourquoi il ne reste pas enveloppé en lui-même et comment il laisse coexister avec lui les choses. Mais, dans les deux cas, et quelle que soit celle des deux métaphysiques sur laquelle on s’est aiguillé, le temps apparaît du point de vue psychologique comme un mélange de deux abstractions qui ne comportent ni degrés ni nuances. Dans un système comme dans l’autre, il n’y a qu’une durée unique qui emporte tout avec elle, fleuve sans fond, sans rives, qui coule sans force assignable dans une direction qu’on ne saurait définir. Encore n’est-ce un fleuve, encore le fleuve ne coule-t-il que parce que la réalité obtient des deux doctrines ce sacrifice, profitant d’une distraction de leur logique. Dès qu’elles se ressaisissent, elles figent cet écoulement soit en une immense nappe solide, soit en une infinité d’aiguilles cristallisées, toujours en une chose qui