Page:Bergson - La Pensée et le Mouvant.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’une mémoire qui prolonge le passé dans le présent, soit que le présent renferme distinctement l’image sans cesse grandissante du passé, soit plutôt qu’il témoigne, par son continuel changement de qualité, de la charge toujours plus lourde qu’on traîne derrière soi à mesure qu’on vieillit davantage. Sans cette survivance du passé dans le présent, il n’y aurait pas de durée, mais seulement de l’instantanéité.

Il est vrai que si l’on me reproche de soustraire l’état psychologique à la durée par cela seul que je l’analyse, je m’en défendrai en disant que chacun de ces états psychologiques élémentaires auxquels mon analyse aboutit est un état qui occupe encore du temps. « Mon analyse, dirai-je, résout bien la vie intérieure en états dont chacun est homogène avec lui-même ; seulement, puisque l’homogénéité s’étend sur un nombre déterminé de minutes ou de secondes, l’état psychologique élémentaire ne cesse pas de durer, encore qu’il ne change pas. »

Mais qui ne voit que le nombre déterminé de minutes et de secondes, que j’attribue à l’état psychologique élémentaire, a tout juste la valeur d’un indice destiné à me rappeler que l’état psychologique, supposé homogène, est en réalité un état qui change et qui dure ? L’état, pris en lui-même, est un perpétuel devenir. J’ai extrait de ce devenir une certaine moyenne de qualité que j’ai supposée invariable : j’ai constitué ainsi un état stable et, par là même, schématique. J’en ai extrait, d’autre part, le devenir en général, le devenir qui ne serait pas plus le devenir de ceci que de cela, et c’est ce que j’ai appelé le temps que cet état occupe. En y regardant de près, je verrais que ce temps abstrait est aussi immobile pour moi que l’état que j’y localise, qu’il ne pourrait s’écouler que par un changement de qualité continuel, et que, s’il est sans qualité, simple théâtre du change-