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qui s’inspire d’un intérêt déterminé et qui consiste par définition en une vue prise sur l’objet extérieurement, c’est tourner le dos au but qu’on visait, c’est condamner la philosophie à un éternel tiraillement entre les écoles, c’est installer la contradiction au cœur même de l’objet et de la méthode. Ou il n’y a pas de philosophie possible et toute connaissance des choses est une connaissance pratique orientée vers le profit à tirer d’elles, ou philosopher consiste à se placer dans l’objet même par un effort d’intuition.

Mais, pour comprendre la nature de cette intuition, pour déterminer avec précision où l’intuition finit et où commence l’analyse, il faut revenir à ce qui a été dit plus haut de l’écoulement de la durée.

On remarquera que les concepts ou schémas auxquels l’analyse aboutit ont pour caractère essentiel d’être immobiles pendant qu’on les considère. J’ai isolé du tout de la vie intérieure cette entité psychologique que j’appelle une sensation simple. Tant que je l’étudie, je suppose qu’elle reste ce qu’elle est. Si j’y trouvais quelque changement, je dirais qu’il n’y a pas là une sensation unique, mais plusieurs sensations successives ; et c’est à chacune de ces sensations successives que je transporterais alors l’immutabilité attribuée d’abord à la sensation d’ensemble. De toute manière, je pourrai, en poussant l’analyse assez loin, arriver à des éléments que je tiendrai pour immuables. C’est là, et là seulement, que je trouverai la base d’opérations solide dont la science a besoin pour son développement propre.

Pourtant il n’y a pas d’état d’âme, si simple soit-il, qui ne change à tout instant, puisqu’il n’y a pas de conscience sans mémoire, pas de continuation d’un état sans l’addition, au sentiment présent, du souvenir des moments passés. En cela consiste la durée. La durée intérieure est la vie continue