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personne une série de croquis, de notes, de représentations plus ou moins schématiques et symboliques. Aussi ont-ils beau juxtaposer les états aux états, en multiplier les contacts, en explorer les interstices, le moi leur échappe toujours, si bien qu’ils finissent par n’y plus voir qu’un vain fantôme. Autant vaudrait nier que l’Iliade ait un sens, sous prétexte qu’on a vainement cherché ce sens dans les intervalles des lettres qui la composent.

L’empirisme philosophique est donc né ici d’une confusion entre le point de vue de l’intuition et celui de l’analyse. Il consiste à chercher l’original dans la traduction, où il ne peut naturellement pas être, et à nier l’original sous prétexte qu’on ne le trouve pas dans la traduction. Il aboutit nécessairement à des négations ; mais, en y regardant de près, on s’aperçoit que ces négations signifient simplement que l’analyse n’est pas l’intuition, ce qui est l’évidence même. De l’intuition originelle et d’ailleurs confuse, qui fournit à la science son objet, la science passe tout de suite à l’analyse, qui multiplie à l’infini sur cet objet les points de vue. Bien vite elle arrive à croire qu’elle pourrait, en composant ensemble tous les points de vue, reconstituer l’objet. Est-il étonnant qu’elle voie cet objet fuir devant elle, comme l’enfant qui voudrait se fabriquer un jouet solide avec les ombres qui se profilent le long des murs ?

Mais le rationalisme est dupe de la même illusion. Il part de la confusion que l’empirisme a commise, et reste aussi impuissant que lui à atteindre la personnalité. Comme l’empirisme, il tient les états psychologiques pour autant de fragments détachés d’un moi qui les réunirait. Comme l’empirisme, il cherche à relier ces fragments entre eux pour refaire l’unité de la personne. Comme l’empirisme enfin, il voit l’unité de la personne, dans l’effort qu’il renou-