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autres. Mais, selon que nous partirons de celui-ci ou de celui-là, la jonction ne s’opérera pas de la même manière. Selon que nous partirons, par exemple, de l’unité ou de la multiplicité, nous concevrons différemment l’unité multiple de la durée. Tout dépendra du poids que nous attribuerons à tel ou tel d’entre les concepts, et ce poids sera toujours arbitraire, puisque le concept, extrait de l’objet, n’a pas de poids, n’étant plus que l’ombre d’un corps. Ainsi surgiront une multitude de systèmes différents, autant qu’il y a de points de vue extérieurs sur la réalité qu’on examine ou de cercles plus larges dans lesquels l’enfermer. Les concepts simples n’ont donc pas seulement l’inconvénient de diviser l’unité concrète de l’objet en autant d’expressions symboliques ; ils divisent aussi la philosophie en écoles distinctes, dont chacune retient sa place, choisit ses jetons, et entame avec les autres une partie qui ne finira jamais. Ou la métaphysique n’est que ce jeu d’idées, ou bien, si c’est une occupation sérieuse de l’esprit, il faut qu’elle transcende les concepts pour arriver à l’intuition. Certes, les concepts lui sont indispensables, car toutes les autres sciences travaillent le plus ordinairement sur des concepts, et la métaphysique ne saurait se passer des autres sciences. Mais elle n’est proprement elle-même que lorsqu’elle dépasse le concept, ou du moins lorsqu’elle s’affranchit des concepts raides et tout faits pour créer des concepts bien différents de ceux que nous manions d’habitude, je veux dire des représentations souples, mobiles, presque fluides, toujours prêtes à se mouler sur les formes fuyantes de l’intuition. Nous reviendrons plus loin sur ce point important. Qu’il nous suffise d’avoir montré que notre durée peut nous être présentée directement dans une intuition, qu’elle peut nous être suggérée indirectement par des images, mais qu’elle ne saurait — si on laisse au