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vous allez faire. Votre imagination évoque peut-être le mouvement à exécuter ; mais de ce que vous penserez et éprouverez en l’exécutant vous ne pouvez rien savoir aujourd’hui, parce que votre état d’âme comprendra demain toute la vie que vous aurez vécue jusque-là avec, en outre, ce qu’y ajoutera ce moment particulier. Pour remplir cet état, par avance, du contenu qu’il doit avoir, il vous faudrait tout juste le temps qui sépare aujourd’hui de demain, car vous ne sauriez diminuer d’un seul instant la vie psychologique sans en modifier le contenu. Pouvez-vous, sans la dénaturer, raccourcir la durée d’une mélodie ? La vie intérieure est cette mélodie même. Donc, à supposer que vous sachiez ce que vous ferez demain, vous ne prévoyez de votre action que sa configuration extérieure ; tout effort pour en imaginer d’avance l’intérieur occupera une durée qui, d’allongement en allongement, vous conduira jusqu’au moment où l’acte s’accomplit et où il ne peut plus être question de le prévoir. Que sera-ce, si l’action est véritablement libre, c’est-à-dire créée tout entière, dans son dessin extérieur aussi bien que dans sa coloration interne, au moment où elle s’accomplit ?

Radicale est donc la différence entre une évolution dont les phases continues s’entrepénètrent par une espèce de croissance intérieure, et un déroulement dont les parties distinctes se juxtaposent. L’éventail qu’on déploie pourrait s’ouvrir de plus en plus vite, et même instantanément ; il étalerait toujours la même broderie, préfigurée sur la soie. Mais une évolution réelle, pour peu qu’on l’accélère ou qu’on la ralentisse, se modifie du tout au tout, intérieurement. Son accélération ou son ralentissement est justement cette modification interne. Son contenu ne fait qu’un avec sa durée.