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plus désobligeante pour la science ni de plus injurieuse pour le savant. Comment ! voici un homme qui a longuement pratiqué une certaine méthode scientifique et laborieusement conquis ses résultats, qui vient nous dire : « l’expérience, aidée du raisonnement, conduit jusqu’en ce point ; la connaissance scientifique commence ici, elle finit là ; telles sont mes conclusions » ; et le philosophe aurait le droit de lui répondre : « Fort bien, laissez-moi cela, vous allez voir ce que j’en saurai faire ! La connaissance que vous m’apportez incomplète, je la compléterai. Ce que vous me présentez disjoint, je l’unifierai. Avec les mêmes matériaux, puisqu’il est entendu que je m’en tiendrai aux faits que vous avez observés, avec le même genre de travail, puisque je dois me borner comme vous à induire et à déduire, je ferai plus et mieux que ce que vous avez fait. » Étrange prétention, en vérité ! Comment la profession de philosophe conférerait-elle à celui qui l’exerce le pouvoir d’avancer plus loin que la science dans la même direction qu’elle ? Que certains savants soient plus portés que d’autres à aller de l’avant et à généraliser leurs résultats, plus portés aussi à revenir en arrière et à critiquer leurs méthodes, que, dans ce sens particulier du mot, on les dise philosophes, que d’ailleurs chaque science puisse et doive avoir sa philosophie ainsi comprise, je suis le premier à l’admettre. Mais cette philosophie-là est encore de la science, et celui qui la fait est encore un savant. Il ne s’agit plus, comme tout à l’heure, d’ériger la philosophie en synthèse des sciences positives et de prétendre, par la seule vertu de l’esprit philosophique, s’élever plus haut que la science dans la généralisation des mêmes faits.

Une telle conception du rôle du philosophe serait injurieuse pour la science. Mais combien plus injurieuse encore