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différentes, et celle qui me frappe le plus n’est pas celle dont nous trouvons l’indication complète chez Berkeley lui-même. Il me semble que Berkeley aperçoit la matière comme une mince pellicule transparente située entre l’homme et Dieu. Elle reste transparente tant que les philosophes ne s’occupent pas d’elle, et alors Dieu se montre au travers. Mais que les métaphysiciens y touchent, ou même le sens commun en tant qu’il est métaphysicien : aussitôt la pellicule se dépolit et s’épaissit, devient opaque et forme écran, parce que des mots tels que Substance, Force, Étendue abstraite, etc., se glissent derrière elle, s’y déposent comme une couche de poussière, et nous empêchent d’apercevoir Dieu par transparence. L’image est à peine indiquée par Berkeley lui-même, quoiqu’il ait dit en propres termes « que nous soulevons la poussière et que nous nous plaignons ensuite de ne pas voir ». Mais il y a une autre comparaison, souvent évoquée par le philosophe, et qui n’est que la transposition auditive de l’image visuelle que je viens de décrire : la matière serait une langue que Dieu nous parle. Les métaphysiques de la matière, épaississant chacune des syllabes, lui faisant un sort, l’érigeant en entité indépendante, détourneraient alors notre attention du sens sur le son et nous empêcheraient de suivre la parole divine. Mais, qu’on s’attache à l’une ou à l’autre, dans les deux cas on a affaire à une image simple qu’il faut garder sous les yeux, parce que, si elle n’est pas l’intuition génératrice de la doctrine, elle en dérive immédiatement et s’en rapproche plus qu’aucune des thèses prise à part, plus même que leur combinaison.

Pouvons-nous ressaisir cette intuition elle-même ? Nous n’avons que deux moyens d’expression, le concept et l’image. C’est en concepts que le système se développe ;