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LE POSSIBLE ET LE RÉEL

qui n’est qu’une quatrième dimension de l’espace[1].) Tel fut jadis le point de départ de mes réflexions. Il y a quelque cinquante ans, j’étais fort attaché à la philosophie de Spencer. Je m’aperçus, un beau jour, que le temps n’y servait à rien, qu’il ne faisait rien. Or ce qui ne fait rien n’est rien. Pourtant, me disais-je, le temps est quelque chose. Donc il agit. Que peut-il bien faire ? Le simple bon sens répondait : le temps est ce qui empêche que tout soit donné tout d’un coup. Il retarde, ou plutôt il est retardement. Il doit donc être élaboration. Ne serait-il pas alors véhicule de création et de choix ? L’existence du temps ne prouverait-elle pas qu’il y a de l’indétermination dans les choses ? Le temps ne serait-il pas cette indétermination même ?

Si telle n’est pas l’opinion de la plupart des philosophes, c’est que l’intelligence humaine est justement faite pour prendre les choses par l’autre bout. Je dis l’intelligence, je ne dis pas la pensée, je ne dis pas l’esprit. À côté de l’intelligence il y a en effet la perception immédiate, par chacun de nous, de sa propre activité et des conditions où elle s’exerce. Appelez-la comme vous voudrez ; c’est le sentiment que nous avons d’être créateurs de nos intentions, de nos décisions, de nos actes, et par là de nos habitudes, de notre caractère, de nous-mêmes. Artisans de notre vie, artistes même quand nous le voulons, nous travaillons continuellement à pétrir, avec la matière qui nous est fournie par le passé et le présent, par l’hérédité et les circonstances, une figure unique, neuve, originale, imprévisible comme la forme donnée par le sculpteur à la terre glaise. De ce travail et

  1. Nous avons montré en effet, dans notre Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, 1889, p. 82, que le Temps mesurable pouvait être considéré comme « une quatrième dimension de l’Espace ». Il s’agissait, bien entendu, de l’Espace pur, et non pas de l’amalgame Espace-Temps de la théorie de la Relativité, qui est tout autre chose.