Page:Bergson - L’Évolution créatrice.djvu/80

Cette page a été validée par deux contributeurs.
62
L’ÉVOLUTION DE LA VIE

dans la campagne au gré de leur caprice, finissent par se rencontrer, cela n’a rien que de très ordinaire. Mais qu’en cheminant ainsi ils dessinent des courbes identiques, exactement superposables l’une à l’autre, c’est tout à fait invraisemblable. L’invraisemblance sera d’ailleurs d’autant plus grande que les chemins parcourus de part et d’autre présenteront des détours plus compliqués. Et elle deviendra impossibilité, si les zigzags des deux promeneurs sont d’une complexité infinie. Or, qu’est-ce que cette complication de zigzags à côté de celle d’un organe où sont disposés dans un certain ordre des milliers de cellules différentes, dont chacune est une espèce d’organisme ?

Passons donc à la seconde hypothèse, et voyons comment elle résoudrait le problème. L’adaptation ne consistera plus simplement en l’élimination des inadaptés. Elle sera due à l’influence positive des conditions extérieures qui auront modelé l’organisme sur leur forme propre. C’est bien par la similitude de la cause que s’expliquera cette fois la similitude des effets. Nous serons, en apparence, dans le pur mécanisme. Mais regardons de plus près. Nous allons voir que l’explication est toute verbale, que nous sommes encore dupes des mots, et que l’artifice de la solution consiste à prendre le terme « adaptation », en même temps, dans deux sens tout différents.

Si je verse dans un même verre, tour à tour, de l’eau et du vin, les deux liquides y prendront la même forme, et la similitude de forme tiendra à l’identité d’adaptation du contenu au contenant. Adaptation signifie bien alors insertion mécanique. C’est que la forme à laquelle la matière s’adapte était déjà là, toute faite, et qu’elle a imposé à la matière sa propre configuration. Mais quand on parle de l’adaptation d’un organisme aux conditions dans lesquelles il doit vivre, où est la forme préexistante