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BIOLOGIE ET PHILOSOPHIE

des discordances, parce que chaque espèce, chaque individu même ne retient de l’impulsion globale de la vie qu’un certain élan, et tend à utiliser cette énergie dans son intérêt propre ; en cela consiste l’adaptation. L’espèce et l’individu ne pensent ainsi qu’à eux, — d’où un conflit possible avec les autres formes de la vie. L’harmonie n’existe donc pas en fait ; elle existe plutôt en droit : je veux dire que l’élan originel est un élan commun et que, plus on remonte haut, plus les tendances diverses apparaissent comme complémentaires les unes des autres. Tel, le vent qui s’engouffre dans un carrefour se divise en courants d’air divergents, qui ne sont tous qu’un seul et même souffle. L’harmonie, ou plutôt la « complémentarité », ne se révèle qu’en gros, dans les tendances plutôt que dans les états. Surtout (et c’est le point sur lequel le finalisme s’est le plus gravement trompé), l’harmonie se trouverait plutôt en arrière qu’en avant. Elle tient à une identité d’impulsion et non pas à une aspiration commune. C’est en vain qu’on voudrait assigner à la vie un but, au sens humain du mot. Parler d’un but est penser à un modèle préexistant qui n’a plus qu’à se réaliser. C’est donc supposer, au fond, que tout est donné, que l’avenir pourrait se lire dans le présent. C’est croire que la vie, dans son mouvement et dans son intégralité, procède comme notre intelligence, qui n’est qu’une vue immobile et fragmentaire prise sur elle, et qui se place toujours naturellement en dehors du temps. La vie, elle, progresse et dure. Sans doute on pourra toujours, en jetant un coup d’œil sur le chemin une fois parcouru, en marquer la direction, la noter en termes psychologiques et parler comme s’il y avait eu poursuite d’un but. C’est ainsi que nous parlerons nous-mêmes. Mais, du chemin qui allait être parcouru, l’esprit humain n’a rien à dire,