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VIEILLISSEMENT ET INDIVIDUALITÉ

vant, la mémoire organique ne le contracte-t-elle pas tout entier dans le moment immédiatement antérieur, qui, dès lors, devient la cause unique de l’état présent ? — Parler ainsi est méconnaître la différence capitale qui sépare le temps concret, le long duquel un système réel se développe, et le temps abstrait qui intervient dans nos spéculations sur les systèmes artificiels. Quand nous disons que l’état d’un système artificiel dépend de ce qu’il était au moment immédiatement antérieur, qu’entendons-nous par là ? Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir d’instant immédiatement antérieur à un instant, pas plus qu’il n’y a de point mathématique contigu à un point mathématique. L’instant « immédiatement antérieur » est, en réalité, celui qui est relié à l’instant présent par l’intervalle dt. Tout ce que nous voulons dire est donc que l’état présent du système est défini par des équations où entrent des coefficients différentiels tels que , , des accélérations présentes. C’est donc enfin du présent seulement qu’il est question, d’un présent qu’on prend, il est vrai, avec sa tendance. Et, de fait, les systèmes sur lesquels la science opère sont dans un présent instantané qui se renouvelle sans cesse, jamais dans la durée réelle, concrète, où le passé fait corps avec le présent. Quand le mathématicien calcule l’état futur d’un système au bout du temps t, rien ne l’empêche de supposer que, d’ici là, l’univers matériel s’évanouisse pour réapparaître tout à coup. C’est le tième moment seul qui compte, — quelque chose qui sera un pur instantané. Ce qui coulera dans l’intervalle, c’est-à-dire le temps réel, ne compte pas et ne peut pas entrer dans le calcul. Que si le mathématicien déclare se placer dans cet intervalle, c’est toujours en un certain point, à un certain moment,