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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

« il faut que » et le « il suffit que ». Kant arrête ce dogmatisme sur la pente qui le faisait glisser trop loin vers la métaphysique grecque ; il réduit au strict minimum l’hypothèse qu’il faut faire pour supposer indéfiniment extensible la physique de Galilée. Il est vrai que, lorsqu’il parle de l’intelligence humaine, ce n’est ni de la vôtre ni de la mienne qu’il s’agit. L’unité de la nature viendrait bien de l’entendement humain qui unifie, mais la fonction unificatrice qui opère ici est impersonnelle. Elle se communique à nos consciences individuelles, mais elle les dépasse. Elle est beaucoup moins qu’un Dieu substantiel ; elle est un peu plus, cependant, que le travail isolé d’un homme ou même que le travail collectif de l’humanité. Elle ne fait pas précisément partie de l’homme ; c’est plutôt l’homme qui est en elle, comme dans une atmosphère d’intellectualité que sa conscience respirerait. C’est, si l’on veut, un Dieu formel, quelque chose qui n’est pas encore divin chez Kant, mais qui tend à le devenir. On s’en aperçut avec Fichte. Quoi qu’il en soit, son rôle principal, chez Kant, est de donner à l’ensemble de notre science un caractère relatif et humain, bien que d’une humanité déjà quelque peu divinisée. La critique de Kant, envisagée de ce point de vue, consista surtout à limiter le dogmatisme de ses prédécesseurs, en acceptant leur conception de la science et en réduisant au minimum ce qu’elle impliquait de métaphysique.

Mais il en est autrement de la distinction kantienne entre la matière de la connaissance et sa forme. En voyant dans l’intelligence, avant tout, une faculté d’établir des rapports, Kant attribuait aux termes entre lesquels les rapports s’établissent une origine extra-intellectuelle. Il affirmait, contre ses prédécesseurs immédiats, que la connaissance n’est pas entièrement résoluble en termes d’in-