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LA CRITIQUE DE KANT

brassant la totalité du réel. Même, à l’envisager d’un certain côté, elle n’est qu’un prolongement de la métaphysique des modernes et une transposition de la métaphysique antique. Spinoza et Leibniz avaient, à l’exemple d’Aristote, hypostasié en Dieu l’unité du savoir. La critique kantienne, par un de ses côtés au moins, consista à se demander si la totalité de cette hypothèse était nécessaire à la science moderne comme elle l’avait été à la science antique, ou si une partie seulement de l’hypothèse ne suffirait pas. Pour les anciens, en effet, la science portait sur des concepts, c’est-à-dire sur des espèces de choses. En comprimant tous les concepts en un seul, ils arrivaient donc nécessairement à un être, qu’on pouvait appeler Pensée, sans doute, mais qui était plutôt pensée-objet que pensée-sujet : quand Aristote définissait Dieu la νοήσεως νόησις, c’est probablement sur νοήσεως, et non pas sur νόησις, qu’il mettait l’accent. Dieu était ici la synthèse de tous les concepts, l’idée des idées. Mais la science moderne roule sur des lois, c’est-à-dire sur des relations. Or, une relation est une liaison établie par un esprit entre deux ou plusieurs termes. Un rapport n’est rien en dehors de l’intelligence qui rapporte. L’univers ne peut donc être un système de lois que si les phénomènes passent à travers le filtre d’une intelligence. Sans doute cette intelligence pourrait être celle d’un être infiniment supérieur à l’homme, qui fonderait la matérialité des choses en même temps qu’il les relierait entre elles : telle était l’hypothèse de Leibniz et de Spinoza. Mais il n’est pas nécessaire d’aller aussi loin, et, pour l’effet qu’il s’agit d’obtenir ici, l’intelligence humaine suffit : telle est précisément la solution kantienne. Entre le dogmatisme d’un Spinoza ou d’un Leibniz et la critique de Kant, il y a tout juste la même distance qu’entre le