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MÉCANISME ET CONCEPTUALISME

La science moderne, comme la science antique, procède selon la méthode cinématographique. Elle ne peut faire autrement ; toute science est assujettie à cette loi. Il est de l’essence de la science, en effet, de manipuler des signes qu’elle substitue aux objets eux-mêmes. Ces signes diffèrent sans doute de ceux du langage par leur précision plus grande et leur efficacité plus haute ; ils n’en sont pas moins astreints à la condition générale du signe, qui est de noter sous une forme arrêtée un aspect fixe de la réalité. Pour penser le mouvement, il faut un effort sans cesse renouvelé de l’esprit. Les signes sont faits pour nous dispenser de cet effort en substituant à la continuité mouvante des choses une recomposition artificielle qui lui équivaille dans la pratique et qui ait l’avantage de se manipuler sans peine. Mais laissons de côté les procédés et ne considérons que le résultat. Quel est l’objet essentiel de la science ? C’est d’accroître notre influence sur les choses. La science peut être spéculative dans sa forme, désintéressée dans ses fins immédiates : en d’autres termes, nous pouvons lui faire crédit aussi longtemps qu’elle voudra. Mais l’échéance a beau être reculée, il faut que nous soyons finalement payés de notre peine. C’est donc toujours, en somme, l’utilité pratique que la science visera. Même quand elle se lance dans la théorie, la science est tenue d’adapter sa démarche à la configuration générale de la pratique. Si haut qu’elle s’élève, elle doit être prête à retomber dans le champ de l’action, et à s’y retrouver tout de suite sur ses pieds. Ce ne lui serait pas possible, si son rythme différait absolument de celui de l’action elle-même. Or l’action, avons-nous dit, procède par bonds. Agir, c’est se réadapter. Savoir, c’est-à-dire prévoir pour agir, sera donc aller d’une situation à une situation, d’un arrangement à un réarrange-